“…you can hear whatever you want to hear in it, in a way that’s personal to you.”

James Vincent MCMORROW

Qualités de la musique

soigné (81) intense (77) groovy (71) Doux-amer (61) ludique (60) poignant (60) envoûtant (59) entraînant (55) original (53) élégant (50) communicatif (49) audacieux (48) lyrique (48) onirique (48) sombre (48) pénétrant (47) sensible (47) apaisé (46) lucide (44) attachant (43) hypnotique (43) vintage (43) engagé (38) Romantique (31) intemporel (31) Expérimental (30) frais (30) intimiste (30) efficace (29) orchestral (29) rugueux (29) spontané (29) contemplatif (26) fait main (26) varié (25) nocturne (24) extravagant (23) funky (23) puissant (22) sensuel (18) inquiétant (17) lourd (16) heureux (11) Ambigu (10) épique (10) culte (8) naturel (5)

Genres de musique

Trip Tips - Fanzine musical !

mercredi 30 mars 2011

Low - C'mon (2011)




Parution : avril 2011
Label : Sub Pop
Genre : Slow core, Folk, post-rock
A écouter : Especially Me, Witches, Try to Sleep

7.50/10
Qualités : doux-amer, envoûtant, poignant 
C’mon est un disque à la beauté totale. Apaisé en apparence, parfois triste aux entournures, de cette tristesse lointaine et mystérieuse capable de maintenir en éveil, sur nos gardes, alors que la cadence à laquelle vont les morceaux aurait plutôt tendance à nous bercer. L’album d’un son longuement maturé, consciencieux, muri à Duluth, dans le Minnoseta, là où il est né dans un effort pour contrer la vague grunge, en 1993. On devine son cœur plutôt penché vers les années 70, toutes les turpitudes douces-amères du folk d’un Neil Young circa On the Beach (1974) rejaillissant, sur Witches la production enveloppante, enivrante, en plus. L’occasion pour l’ami Dave Carroll de jouer du banjo. 
Ceux qui sont le mieux au fait de la longue carrière de Low voient en C’mon des touches de toutes leurs différentes périodes ; Matthieu Gandin, sur son blog Random Songs, le défendait en le comparant à leurs premiers disques, I Could Live in Hope et Long Division, mais en plus lumineux. La musique de Low s’est rarement élevée au dessus d’un murmure, laissant au vide vertigineux le soin de faire naître une tension dramatique au creux de leur musique. Au cœur du groupe, à son origine, le couple constitué de Alan Sparhawk, admirable chanteur et guitariste, et de Mimi Parker, à la batterie et au chant également. Trio à leurs débits, ils étaient accompagnés de John Nicols à la basse. La percussion de Parker se limitait à une caisse claire et un charleston ; cela au moins n’a pas changé ; le son du groupe s’en en revanche étoffé, pour faire cohabiter dans une atmosphère suspendue, la lourdeur maussade qui nous parle parfois de résignation, et une légèreté aérienne.
En 2007, Low sortait Drums and Guns, un disque meurtri, sanglant à leur manière, en réaction à la guerre en Irak ; le chapitre le plus surprenant de leur carrière. C’mon semble en revanche déconnecté de tout rapport avec le temps présent, se complaisant avec un plaisir coupable dans ses brumes, concerné par rien d’autre que sa propre aura. C’est l’équivalent d’une caresse, qui se passe de refrains ostentatoires mais pas de mélodies chatoyantes. C’est comme si Low, au sommet de sa maîtrise, avait enfin pu rendre ce qu’ils leur devaient au forces spirituelles qui lui ont permis de progresser depuis leurs débuts. Sparhawk a dans le temps participé à des projets parallèles (Retribution Gospel Choir…) qui lui ont appris à développer encore son pouvoir d’expression, touchant maintenant à une forme de confrontation encore plus enfouie, sans doute incapable de voir le jour ouvertement. Un combat souterrain entre ombres et lumières, une danse tournoyante qui, si l’on pouvait s’y inviter, nous donnerait le vertige. On se contente amplement du délice de survoler la scène. Galvanisé, les couple a avancé tous les éléments musicaux isolés qui les ont émerveillés au fil du temps, pour les lier sur C’mon
Ce sont chants à l’unisson, si complémentaires, des deux vocalistes tout au long du disque, qui sont la qualité ma plus marquante de leur interprétation ; mais c’est aussi harmonies désarmantes, arrangements d’une rare intelligence, lenteur poignante et envoûtante (Majesty Magic), capacité à transformer la répétition en félicité épique (Nothing but Heart), langueur infinie avec pedal-steel sur Done, résonance quasi-spirituelle (Nightinsale), hymne de bord de lit (Try to Sleep), sensibilité métaphysique (Especially Me), folk désespéré sur Something is Turning Over. Sparhawk met son œuvre en perspective:  « I don’t think we’ll never see the end », mais ce n’est pas le dernier mystère.  Il avertit juste avant les dernières notes : « Get up while you’re young ». « Abandonnez tant que vous êtes jeunes ».  

Allen Toussaint


Voir aussi l'article New Orleans première partie : 50's (2)

Né en 1938, et toujours actif aujourd’hui, Allen Toussaint a accompli à partir des années 60 ce que Dave Bartholomew* avait mené dans les années 50 ; devenir le moteur créatif, la source d’inspiration d’une scène néo-orléanaise intègre et intelligente. Ainsi résumait t-il, à l’intention d’aspirants auteurs de chansons, sa démarche initiale dans une interview accordée au magazine français Muziq (numéro 20, mai-juin 2008). « Ecrivez constamment, ne vous arrêtez pas. Soyez à l’écoute de ce qui vous entoure. Mettez-vous en situation de puiser votre inspiration dans n’importe quelle circonstance. […] Accrochez-vous. Immanquablement, vous traverserez des périodes dures, où vous vous sentirez oublié, rejeté. Ne perdez pas la foi.»
Producteur, auteur de chansons, arrangeur, pianiste de session, artiste solo, Toussaint a été simultanément tout cela au long de sa prolifique carrière. Son empreinte est souvent dissimulée, retranchée derrière les artistes, chanteurs et musiciens qu’il a révélés à eux-mêmes et qui ont constitué l’essentiel de la musique rythm & blues néo-orléanaise et d’ailleurs. Il démontra qu’il pouvait écrire hits sur hits, lesquels titres interprétés par Ernie K Doe, Lee Dorsey, Irma Thomas, Benny Spellman, Chris Kenner, et la liste pourrait s’allonger presque indéfiniment. Au-delà de la scène sixties dont il est issu, il s’est fait un nom en soutenant des légendes du rock et du blues, dont Elvis Costello ou Joe Cocker, à partir des années 70. Il enregistre des disques en solo, tels Southern Nights, son chef-d’œuvre de 1975, qui montrait son esprit aventureux en termes de musicalité, d’arrangements, ainsi que la consistance et l’évidence de son talent à produire des mélodies accrocheuses.
Inspiré par le Professor Longhair*, son style pianistique inclut aussi des éléments empruntés à Fats Domino*, Huey Piano Smith* et Ray Charles. Adolescent, il commença à jouer dans un groupe, les Flamingoes, en compagnie avec le bluesman Snooks Eaglin. Son premier « contrat » fut de remplacer l’un de ses modèles, Huey Piano Smith, en accompagnement de Earls King*. Dave Bartholomew l’utilisera régulièrement ensuite comme musicien d’accompagnement pour des sessions de Fats Domino et Smiley Lewis* par exemple. Après qu’il ait montré ses talents d’arrangeur en travaillant avec Lee Allen sur son disque Walkin’ with Mr. Lee (1958), ses services seront sollicités de plus en plus souvent. Sa carrière discographique débutera un même moment par un album instrumental, The Wild Sound of New Orleans. Lequel titre donne son nom à une compilation importante, The Wild Sound of New Orleans – the Complete ‘Tousan’ Sessions, qui se concentre sur les débuts de sa carrière (1958-1963)
Il est embauché en 1960 par Joe Banashak comme arrangeur pour le tout nouveau label Minit, finissant par y diriger la plupart des sessions d’enregistrement. Son premier succès national comme producteur vint la même année avec Ooh Poo Pah Doo, par Jessie Hill, un hit R&B qui en entraîna aussitôt d’autres. Mother in Law, par Ernie K Doe (une composition de Toussaint), Fortune Teller et Lipstick Traces on a Cigarette par Benny Spellman (aussi de lui, le second repris plus tard par les Rolling Stones), ou Ya Ya de Lee Dorsey, ainsi que de nombreux titres pour la reine soul de la Nouvelle Orléans, Irma Thomas. La compilation Finger Poppin' and Stompin' Feet: 20 Classic Allen Toussaint Productions for Minit..., parue en 2002, ne contient ainsi que de petits chefs d’œuvre. Travaillant partout, il ne se contenta pas d’être associé à un label où à un autre – d’ailleurs Minit fut abandonné à la fois par Banashak et par Toussaint au profit d’Instant – mais offrit son expertise en travaillant à son compte, et en s’investissant toujours davantage dans le processus d’écriture. Sa curiosité et son talent  lui permirent de rester un cran au-dessus des autres tout au long des années 60 et 70. Il enregistra pour Sansu Entreprises Betty Harris, Earl King, Chris Kenner ou Lou Johnson, mais son association la plus profitable fut avec Lee Dorsey. Ses productions de la fin des années soixante sont compilées avec What is Success : The Scepter and Bell Recordings (2007).
En 1971, il enregistra enfin la suite de ses débuts solo de 1958, l’appelant simplement Toussaint, plus tard rebaptisé From a Wisper to a Scream en référence à sa chanson la plus connue. Il rejoignit l’année suivante le label Reprise (Neil Young…) pour Life, Love and Faith, avant d’ouvrir son propre studio avec le producteur Marshall Sehorn. Il fit durant les années 70 des arrangements pour The Band, Paul Simon, Little Feat ou Sandy Denny, et continua à travailler avec les Meters, le groupe funk instrumental qu’il avait contribué à fonder. Il est derrière l’un des sommets funk du début des seventies, Right Place Wrong Time (1972), par Dr John, et le hit disco-funk de Labelle, Lady Marmalade. En 1976, il travaille avec les Wild Tchoupitoulas pour façonner le légendaire disque des Mardis Gras Indians. Outre les légendes établies, son travail se concentre sur de jeunes artistes à travers lesquels il espère transmettre l’héritage de la musique de la nouvelle Orléans. NYNO (New York New Orleans), label créé en 1996, est dévolu à cette tâche. Introduit au rock & roll Hall of Fame en 1998 pour son énorme contribution à la musique, il continue d’enregistrer tranquillement des disques sous nom – The Bright Mississippi en 2008 -, en plus de faire pour les autres un travail que plus personne ne peut ignorer.
*Voir Trip Tips 10

vendredi 25 mars 2011

Earth - Angels of Darkness, Demons of Light 1 (2011)



On aborde un disque de Earth tranquillement, sans cesser ce qu’on était en train de faire. L’expérience que propose ce groupe crée, aussi naturellement qu’une respiration, une seconde réalité à côté de celle que l’on menait en premier lieu. Un léger frisson accompagne le plaisir de retrouver le phrasé de guitare unique de Dylan Carlson et de sa Fender Telecaster, et toute la suite n’est que question de se laisser commander dans un calme abandon. C’est un voyage, dans lequel on peut voir des nuances toujours changeantes d’espace et de temps, de longues méditations macrocosmiques sur la pratique musicale, mais surtout la simplicité la plus humaine possible. On sent encore sur Angels of Darkness, Demons of Light 1 combien Earth est un groupe important, du haut de son art de captiver l’auditeur avec si peu de chose.

En 1991, Earth, alors duo de l’état de Washington, réinventa le heavy-metal avec Extra-Capsular Extraction ; un disque lent, oppressif et solitaire. La musique devenait enfin le personnage principal plutôt qu’une simple trame de fond pour la voix ; et comme la musique savait mieux que les mots susciter les questions, brouiller les pistes et provoquer des mystères, Earth devint une sensation captivante. A beaucoup, peu habitués aux lents développements de la musique classique, Earth a sans doute appris la patience, et créé dans son sillage de nouveaux genres musicaux basés sur la lenteur instrumentale. Mais plus importante est la progression du groupe jusqu’à aujourd’hui, son évolution constante rythmée par des changements fréquents de personnel. En 2005, ils se sont à peu près réinventés avec Hex : or Printing in the Infernal Method ; un son considérablement allégé, et davantage de place pour les évocations de la guitare flambant neuve du maître de cérémonie Carlson, jouant au gré de ses pensées et pensant au gré de son jeu. La musique prenait mieux en compte l’espace entre les notes, les échos et flous réverbérés alternaient avec les accords des mélodies, à égale importance avec elles. L’influence de genres musicaux particuliers ou de groupes précis a sans doute eu un rôle au moment ou ce changement a été décidé, mais dès lors, il n’était plus question que de capturer l’abstraction et l’essence de ce qui liait ces genres musicaux entre eux, comme de capturer avec ce nouveau son les silences entre les notes. « J’ai commencé à voir la musique comme un continuum – en particulier les formes Américaines comme le blues, la country et le jazz – et je me retrouve tout au long de ce continuum plutôt que dans une de ses composantes. »

Earth fait une musique mouvante, largement tributaire de la performance de Dylan Carlson. Seulement là où ses arabesques hypnotiques étaient sur le précédent album, The Bees Made Honey in the Lion’s Skull, soulignées, rendues plus puissantes par l’effet de l’orgue Hammond, elles deviennent sur Angels of Darkness, Demons of Light 1 plus réfléchies par l’action du violoncelle de Lori Goldston. Cette nouvelle recrue a développé depuis son apparition aux côtés de Nirvana pour son MTV Unplugged (1993) une prédisposition au répertoire rock plutôt que classique et à l’utilisation d’amplis et de pédales d’effets. L’interaction de la guitare et du violoncelle, parfois guttural, beaucoup plus versatile que l’orgue qu’il remplace, fait qu’apparaissent, derrière la simplicité, la lenteur, la répétition, la restriction, les bases d’un nouveau langage. Pour des musiciens qui n’avaient jamais joué ensemble, et dans la mesure où le disque a été enregistré dans une relative précipitation, la force de communication, la dynamique de ce duo incite au respect. Les formats les libèrent largement ; seul le premier titre, Old Black, a bénéficié d’une trame mélodique concrète ; les autres sont nés à partir de riffs ou encore, dans le cas du morceau titre de vingt minutes qui clôture l’album, presque inventé sur le vif, enregistré en une seule prise et sans overdubs. L’admiration de Dylan Carlson pour les pratiques des jazzmen, en principe particulièrement à l’aise avec l’improvisation, est manifeste, et elle est ici adaptée à une forme d’expression qu’il a mis vingt ans à développer de lui-même. Il a appris, entre autres, que les premières prises sont toujours les meilleures.

Il sait aussi donner une couleur à sa musique, qu’inspire même la littérature. Inspiré entre autres de Fairy-Faith in Celtic Countries, un livre de Walter Evans, de Susannah Clarke ou de British Goblins qui explorent le folklore gaëlique, Angels of Darkness, Demons of Light 1 a une origine celte, quand les précédents albums du groupe exploraient l’imaginaire des grands espaces américains ou de l’Inde. Il convient de saluer particulièrement la batteuse Adrienne Davies, dont le travail à la trame des morceaux, et l’utilisation des cymbales, construit le disque avec un calme pénétrant. Cette précision, cette légèreté rare est particulièrement mise en valeur sur les douze minutes de Father Midnight.

Parution : mars 2011
Label : Southern lord
Genre : Experimental, Instrumental, Post-rock
A écouter : Father Midnight, Hell’s Winter 
 
7.25/10
Qualités : pénétrant, contemplatif, lourd
 
 

jeudi 24 mars 2011

{archive} The Wild Tchoupitoulas - S/T (1976)



A la fois essentiel et curieux, l’unique disque des Wild Tchoupitoulas, paru en 1977, capture à merveille l’esprit le plus mature de la musique néo-orléanaise, où se mêle tradition locale, humour espiègle, rythmes festifs. A l’heure où l’essor du disque connaît ses plus beaux succès dans la musique rock et où le punk triomphe, les Wild Tchoupitoulas ravivent le folklore rituel des Mardis-Gras Indians de la Nouvelle-Orléans avec une fierté authentique et roulent des mécaniques funk sans cérémonie. Ces indiens exhibés pour leur plumes dans les rues de la capitale de rythm & blues auront ainsi leur moment de gloire et prouveront qu’ils sont bien autre chose qu’un élément de décor. C’est l’occasion de réunir autour d’Allen Toussaint (producteur), les frères Neville – dont le « Big chief » Georges Landry, à la tête de cette petite armée des Wild Tchoupitoulas, est une sorte d’oncle -  et les Meters. Les premiers fonderont ensuite The Neville Brothers, tandis que les derniers, formation funk de luxe des 70’s, se sépareront quelques mois plus tard. Les sessions qui en résultent produisent ces huit titres cohérents dans lesquels un groove un peu décalé se développe au cours de ce qui ressemble à des variations des mêmes thèmes et rythmes. L’une des forces du disque est de démarrer un groove qui ne cesse que très rarement, seulement peut-être au cours de l’hypnotique Indian Red

La musique est à la fois légère et vaguement menaçante, une injonction à entrer en conflit contre les autres tribus d’indiens. Il n’est jamais question d’autre chose que de solidarité guerrière ou de l’importance du costume, dans un esprit d’intimidation, de représentation, de parade. La conviction et telle que l’auditeur peut se sentir partie prenante et s’entendre répéter « Indians here they come » en se sentant glisser au beau milieu du medley. C’est tout à la fois l’accompagnement de danses culturelles et de la progression incoercible du petit groupe dans la rue principale, à la rencontre de ses frères ennemis. L’aspect purement culturel de l’exercice est rendu largement fréquentable (au sens néo-orléanais du terme, entendre dansant) par la rigueur étonnante de l’ensemble. George Landry s’y révèle capable d’écrire de fascinantes incantations ; Meet me Boys on the Battlefront ou Indian Red. Charles et Cyril Neville (qui co-écrit et Brother JohnHey Hey (Indians Coming) sont à l’origine d’une session rythmique terriblement efficace, sur laquelle peuvent évoluer les chants infectieux. Repris en chœurs généreux par la fratrie Neville, ces chants donnent à l’ensemble une vigueur originale. La prestation funk plantureuse des Meters se détache notamment sur Hey Pocky Way ou Hey Mama, qui n’auraient pas trop dépareillé dans un de leurs propres disques. La voix si particulière de Aaron Neville se détache souvent avec bonheur de l’ensemble. 

Avec ce disque, les Wild Tchoupitoulas ont assis un genre d’amusante domination sur tous leurs collègues. Ils ont beau rester cachés la plus grosse partie de l’année, on ne peut s’empêcher de ressentir, avec ce disque, leur influence battre aux tempes de la Nouvelle Orléans. 

Parution :  1976
Label : Mango
Genre : Rythm & blues, funk
A écouter : Hey Pocky Way, Meet the Boys of the Battlefront

7.75/10
Qualités : groovy, funky, entraînant, communicatif


mardi 22 mars 2011

Julie Christmas - The Bad Wife (2010)


Voir aussi la chronique en anglais à cette adresse : http://www.craveonline.com/entertainment/music/article/julie-christmas-the-bad-wife-116179

Parution : novembre 2010
Label : Rising Pulse 
Genre : Metal, sludge
A écouter : July 31st, Bow, If you Go Away

°°
Qualités : intense, primal, sensible

Née en 1975, Julie Christmas est notamment connue des fidèles au label californien Neurot Recordings et de ses groupes de sludge ou de hardcore, inspirés pour beaucoup de l’ascension de Neurosis au rang de formation culte ces vingt dernières années. Les deux premiers disques de sa formation la moins pérenne, Made out Of Babies, y sont parus, avant que le groupe ne décide de changer pour un autre excellent label, The End, au moment de The Ruin en 2008. Le quatuor propose un métal assez lourd, primal et extrêmement intense, et cela est largement du à la prestation habitée et versatile de Christmas. « La voix est un instrument aussi essentiel que les autres. Encore plus, parfois », explique t-elle à Benjamin Rivière pour New Noise Magazine. Le plus marquant est ces hurlements qu’elle lâche, en porte-à-faux avec les harmonies, couvrant la musique rutilante d’une façon unique, plus honnête que provocante, contrôlée d’une certaine façon, vécue en réponse aux vibrations de la musique, et occasionnant des moments de bravoure scénique rares. Une colère animale motive Julie Christmas, que ses paroles poétiques rendent intérieure et beaucoup plus humaine. Une colère méthodique qui sévit depuis plusieurs années sans perdre une once de pertinence et de vérité. La chanteuse semble si proche de nous, tandis que, pétrifiés, nous sommes obligés de reconnaître que le même dépit, le même désir de puissance et la même frustration nous animent dans une société qui nous prive de moyens d’expression. I Just Destroyed the World, le titre le plus court du disque, est un acte de rébellion direct auquel nous sommes forcés de nous identifier. 

La chanteuse semble si proche de nous, tandis que, pétrifiés, nous sommes obligés de reconnaître que le même dépit, le même désir de puissance et la même frustration nous animent
Dès lors qu’on est séduit par ces manifestations de possédée, la facette plus sensible de son œuvre ne peut que nous réjouir. Sur The Bad Wife, elle fait cohabiter un large registre d’expressions, le plus surprenant pour elle étant sans doute de l’entendre reprendre Jacques Brel (à la manière de Scott Walker). « J’avais envie de changer de registre. […] Je souhaitais donc exprimer d’autres types d’émotions, tout aussi forts. » Le texte peut être affilié à un long poème traitant de la perte d’un être cher ; pas encore complètement parti, mais déjà en route. Le foyer devient ainsi un lieu d’angoisse. Cette chanson traduit le besoin de Julie Christmas d’être entourée, dans sa vie comme dans son art, peut-être de façon à diluer un peu sa remarquable exigence vis-à-vis d’elle-même. C’est, après tout, une artiste timide hors de la scène, et The Bad Wife, qui lui a permis de se révéler sans peintures de guerre, est très important pour elle. « Le projet porte mon nom, mais je n’ai absolument rien fait seule. J’ai travaillé sur toutes les chansons avec John LaMacchia (Candiria) et Andrew Schneider (qui produit Cave In, Unsane). Ensuite, j’ai fait appel à d’autres musiciens qui ont apporté leur pierre à l’édifice. La plupart d’entre eux ont eu le champ libre ». Ce n’est absolument pas un disque de repli, mais il lui permet au contraire de s’exposer davantage, presque complexée. « J’essaie de mieux que je peux de me sentir belle mais au final, j’ai toujours l’impression de ressembler à une folle introvertie avec une bosse dans le dos. » Sa fragilité évoque parfois Beth Gibbons (Portishead), ce qui n’empêche pas des finals grandioses (Six Pairs of Feet and One Pair of Legs, A Wigmaker’s Widow, When Everything is Green). 
La musique fait aussi beaucoup pour rendre The Bad Wife attrayant. Elle est à la source de sa rudesse, de son étrangeté, de sa beauté et de sa poésie. « Je ne passe pas beaucoup de temps sur mes textes, je mise davantage sur les sons que sur les mots pour faire passer des émotions. » Tandis que les grosses mécaniques, époustouflantes, sont toujours à l’œuvre, créant un lien évident avec Made Out of Babies ou Battle of MiceJuly 31st, Bow – d’autres moments apportent des sensations inédites dans un imaginaire déjà bien rempli de projets iconoclastes. Le début de Six Pairs of Feet and One Pair of Legs ressemble volontairement à une musique de film d’horreur, tandis qu’A Wigmaker’s Widow, avec son côté cabaret, rappelle les Dresden Dolls. Comme toutes les meilleures expériences, il y a plusieurs dimensions dans The Bad Wife, qui reste pourtant une œuvre cohérente forte et mémorable, parfaitement séquencée. La pochette du disque (la version CD, différente) représente en apparence une sorte d’énorme gâteau dans lequel on peut entrer ; avant qu’on ne remarque que de vraies dents et de vrais yeux ont été ajoutés par l’artiste taxidermiste. « C’est un gâteau qui te dévore ». The Bad Wife donne l’impression parfois d’avoir été piégé, charmé ; une fois assimilé, c’est un disque qui nous concerne bien au-delà de l’agréable apparence de Christmas. C’est la différence entre un livre d’images qu’on ne fait que feuilleter, et entrer dans l’histoire, un univers subtilement différent du nôtre. Un processus qui la fascine. « J’ai toujours été impressionnée par le vice qu’on peut trouver dans les contes de fées, pourtant censés s’adresser aux enfants. » La superbe vidéo pour Bow la montre dans l’un de ces mondes ; à la fois prisonnière domestique et fantasme suscité par l’imaginaire.
A noter, deux autres morceaux sont également téléchargeables en ligne sur le site de Coextinction Recordings. 

mardi 15 mars 2011

Jonny Greenwood



Voir aussi la chronique de There Will Be Blood (Bande Originale)
Voir aussi la chronique de The King of Limbs (2011)

Le guitariste de Radiohead (avec Ed O’Brien) est né à Oxford en 1971. Il intégra le groupe en dernier, alors que son frère Colin avait fait le premier la connaissance du chanteur Thom Yorke. Jonny avait deux ans de moins que les autres, et c’est finalement à l’harmonica qu’il intègrera le groupe encore appelé On a Friday en 1987, avant de passer aux claviers et finalement à la guitare. Un hiatus du groupe (ils décidèrent de retourner à l’université) lui permettra d’étudier la musique à Oxford. Heureusement, On a Friday reprendra du service en 1991 et attirera l’attention de la major EMI suite à une série de démos, pour être rebaptisé Radiohead. Dès Creep, le premier single au succès phénoménal du groupe, le talent de Greenwood à casser les codes transparaît ; juste avant le refrain, il donne deux violents accords de guitare qui, une fois acceptés comme tels par Thom Yorke et les autres, constitueront l’ADN du morceau. The Bends (1995) lui permet de révéler pleinement son talent à produire des sons uniques, anguleux, puissants avec des morceaux comme Just ou My Iron Lung, qui feront la gloire du groupe alors seulement prétendant à devenir le nouveau U2. Son style agressif va l’obliger à porter un bandeau autour de son poignet droit, accessoire qui va devenir jusqu’à aujourd’hui l’un de ses signes distinctifs.
Mais la conscience professionnelle et artistique des membres de Radiohead, et notamment de Jonny Greenwood, ne cesse de grandir et Ok Computer (1997) marque de son empreinte le son des années 90 et du rock en général. La guitare de Greenwood est toujours puissante mais plus distante, parfois étouffée, transformée. L’atonal Airbag redéfinit l’expressivité de l’instrument. Sur Subterranean Homesick Alien, il restitue les sonorités de trompette du Bitches Brew de Miles Davis. Mais en réalité, Greenwood s’est déjà lassé de la six-cordes. Curieux et touche à tout, il va peut à peut devenir ce jack-of-all-trades qui transformera Radiohead en l’expérience ultime, l’éloignant des conventions portées par les groupes dont ils s’étaient inspirés. L’arrangement de cordes sur Climbing up the Walls lui permet de manifester pour la première fois son intérêt pour la musique contemporaine, puisqu’il s’inspire des travaux du polonais Penderecki. Sa nouvelle passion n’a d’équivalent que son ennui pour les arrangements sirupeux qui l’ont précédé dans la musique rock, et il décide que les cordes ne sont pas là pour amplifier la mélodie ou la dramatiser, mais pour créer une discordance, une ambiance. Il veut jouer des orchestres comme de la guitare, et sans oublier que toutes ces sonorités nouvelles passeront sur scène par de petits boitiers, de claviers et des pédales d’effets qu’on le verra dès lors bidouiller, les cheveux retombant constamment et dissimulant son visage.
How to Disapear Completely ou Pyramid Song, sur les deux disques suivants, sont un autre net pas en avant de la méthode Greenwood. On le sait maintenant capable de beauté élégiaque, et Thom Yorke s’y retrouve complètement. L’empreinte du multi-instrumentiste est partout sur ces disques. L’une de ses plus belles découvertes est l’Onde Martenot, un instrument d’origine française qui fut précurseur des synthétiseurs et fut joué en orchestre, comme par exemple au sein de la Turangalila Symphonie d’Olivier Messiaen dès les années 40 ; Greenwood est un grand admirateur de l’œuvre et du compositeur. Un autre exemple de perfection qui l’inspirera est le Quatuor pour la fin des Temps (1940), du même compositeur. Mais ses travaux à l’orgue ou au piano sont tout aussi impressionnants. Greenwood mêle ses inspirations contemporaines avec le free jazz et l’électro appréciés par Thom Yorke. Si les autres membres du groupe ont un rôle non négligeable – on doit au bassiste Colin un morceau comme The National Anthem (Kid A), et les beats métronomiques de Philip Selway vont amorcer Radiohead dans sa mouture la plus actuelle – c’est l’interaction JonnyThom qui produit le plus gros des instants de grâce qui parcourent leurs disques des années 2000.
Jonny Greenwood laisse son imagination atteindre de nouveaux sommets dans le cadre de la composition de musiques de films. Les bandes originales de Bodysongs (2003) ou There Will be Blood (2008) sont particulièrement intéressantes si l’on veut saisir toute l’étendue du talent du post-guitariste. Frôlant parfois l’expérimentation pure, il est capable de mêler cordes, percussions, pianos, électronique et autres textures variées pour restituer l’atmosphère et le charme qu’il a ressentis dans des musiques bien éloignées du rock. Ses bandes sons, expériences à part entière, sont parfaitement séquencées et entretiennent une tension que l’on retrouve sous une forme un peu différente dans certains morceaux de Radiohead. Pour There Will be Blood en particulier, il semble capable de faire ressurgir les sentiments enfouis des personnages, et notamment  de Daniel Day Lewis en Daniel Plainview, rendant la bande-son inoubliable comme les images somptueuses du film. Le succès américain de There Will be Blood a fait de Jonny Greenwood une sorte de compositeur d’avant-garde que les anglais convoitaient jusqu’à présent jalousement ; il avait été nommé compositeur attitré de la BBC en 2004, composant pour l’occasion des pièces orchestrales plus longues et difficiles ; Smear ou Popcorn Superet Receiver, interprétées par l'orchestre de la BBC.

lundi 14 mars 2011

Deerhoof - Deerhoof Vs. Evil (2011)



Parutionjanvier 2011
LabelPolyvinyl/ATP Recordings
GenreExperimental, Psychédélique
A écouterI Did Crimes for You, The Merry Barracks
°°
Qualitésoriginal, audacieux

 «  Le groupe vit une crise identitaire permanente. Nous n’avons aucune idée de ce que nous sommes et de ce que nous faisons », confiait dernièrement le batteur et chanteur de Deerhoof, Greg Saunier à New Noise magazine. De fait, le quatuor de San Francisco réussit étrangement à paraître aussi focalisé qu’il est vain. Focalisé à terrasser l’ennui, ce mal auquel le titre du disque fait peut-être référence ; et vain parce que, comme leur étiquette d’art-punkers semble les y prédisposer, leurs acquis ne sont, échappés d’une agitation incessante, que volatiles. Ce sont les champions de la réforme qui n’aboutit jamais. Ayant débuté en 1994 en duo plus ouvertement inspiré de sons new-wave, ils se sont peu à peu dirigés vers un hybride d’art-rock lourd et bruitiste et de pop douce, alternant des sonorités hétéroclites et percussions d’horizons tous plus invraisemblables les uns que les autres (xylophones, cloches…). Des vignettes psychédéliques et sucrées dans lesquelles on reconnaît instantanément  la patte du groupe, sans jamais complètement s’y identifier. On reste à distance, comme d’une boite à musique qu’on aurait trop secouée et qui se met à sauter d’un gimmick à l’autre sans crier gare. La chanteuse  - et bassiste - d’origine japonaise Satomi Matsuzaki semble à peine vouloir donner leur sens aux paroles, et pourtant, à force des les entendre répétées en mantras, elles finissent par servir d’épine dorsale aux morceaux, avec les autres éléments insensés qui s’amalgament. « Nous n’essayons de dépasser ni les frontières, ni les langages musicaux. C’est juste que nous ne les comprenons pas. » Une belle évocation de Captain Beefheart

Cette salutaire liberté de ton est due au fait que Deerhoof avance avec le seul impératif de ne pas se répéter. Ce qui pourrait  être difficile, voire insurmontable pour de nombreux groupes est naturel chez eux ; …Vs Evil démarre par un titre chanté en catalan (Qui Dorm, Nomes Somia). Deerhoof Vs Evil est leur disque le plus éclectique depuis Fiend Opportunity (2007), par opposition au plus cohérent Milk Man (2004). C’est aussi un disque très concis, presque à même de consacrer cette parole extraite de dernier Grinderman : « Two great big humps and then i’m gone ». De toute façon qui dit punk dit épuisable ; une fois toute la curiosité et la joie des mécanismes désamorcée, Deerhoof apparaîtra comme une récréation racée mais sans conséquence. Ils sont un peu les petits cousins des Flaming Lips, avec qui ils ont tourné en 2006 et qu’ils tiennent en très haute estime. On en entend ici l’influence évidente, à tel point qu’il est difficile ne pas songer à Convinced of the Hex (titre d’ouverture sur l’excellent et prétentieux Embryonic de 2009) lorsqu’on assiste à la prise de muscle du disque avec The Merry Barracks – ...Vs Evil dévoile alors pleinement son côté le plus abrasif, voire agressif. La menace "Hello hello hello/ Atomic bombs are going to explode,", proférée par Greg Saunier, donne le ton, surréaliste des paroles, même si elles sont parfois plus intimistes dans la bouche de Matsuzaki. « This is not based on a true story », tempère t-elle pourtant sur Secret Mobilization. L’utilisation d’un vocoder sur ce titre renvoie encore aux Flaming Lips, même si Deerhoof se moque finalement pas mal de faire un disque aussi ambitieux que Embryonic. Ils excellent plutôt à détourner des moyens patauds souvent aux mains de l’artillerie lourde. 

Tout continue au même train iconoclaste, se transformant d’une seconde à l’autre, entre exercices ethniques et phansmagories. Super Duper Rescue Heads semble pouvoir revendiquer un goût éhonté pour la pop des années 80 dans les premières secondes, mais elle est en réalité inspirée par la reprise d’un morceau du groupe congolais Kasai Allstars. Les mélodies sont rapides, allant à la rencontre de l’invention sans autre forme de procès : Hey I Can est entre l’orchestre gamelan et le show pour enfants. On peut regretter que certains morceaux ne soient pas plus développées ; à la vitesse quasi supersonique à laquelle vont les idées, ils pourraient prendre, sur cinq minutes, autant de nouvelles directions intéressantes, acceptant le fait que l’on écoute Deerhoof pour cette sensation d’émerveillement  constant de musiciens laissés aux méandres des sons qu’ils ont créés, et non pour trouver un quelconque repos. « Le morceau tel qu’il a été enregistré sur l’album n’est pas une fin mais bel et bien un début » avertit Saunier. « C’est douloureux parce que tu veux que les chansons deviennent le départ de quelque chose plutôt qu’un aboutissement, et ça, c’est très dur ». Deerhoof Vs Evil fait trouver un certain réconfort dans la profusion ; quand généralement les enregistrements minimalistes sont meilleurs dans ce rôle, ici c’est une musique follement riche dans laquelle la sincérité pop supplante la surfaçon maniaque. On se rappellera de I Did Crimes for You, par exemple, pour cette raison.

 

vendredi 11 mars 2011

The Mountain Goats



 

Lorsque son groupe à géométrie variable, les Mountain Goats (le nom est tiré d’une chanson de Screaming Jay Hawking, Big Yellow Coat), est né en 1991, l’objectif professionnel de John Darnielle était encore de devenir poète. Il exerçait alors comme nurse dans un hôpital de Californie, et venait de s’installer dans un appartement exigu ; il avait acheté un enregistreur deux pistes, ce qui lui permit d’ajouter un peu de guitare à sa poésie, ou inversement. Il commença à produire des albums sous forme de cassettes, qui lui attirèrent de nombreux dévots. Paradoxalement, ce statut underground ne le poussa pas à changer de support avant longtemps ; il se contentait de l’attention qu’il obtenait. Après un certain temps, de vraies chansons se formèrent. C’était le début d’une carrière sillonnée d’enregistrements confidentiels, si nombreux qu’il est difficile de les recenser. Le premier véritable album paraît en 1995. Encore aujourd’hui, bien qu’il soit passé par 4AD (le label des Pixies, qui a produit pour lui six albums entre 2002 et 2009) et soit maintenant chez Merge (Arcade Fire…), son nouvel opus, All Eternal Decks (2011), n’est tiré qu’à 3000 exemplaires et des poussières pour la version vinyle.  

Inutile de compliquer les choses lorsqu’on parle des Mountain Goats ; malgré la profusion de nouveaux titres, et même si quelques éléments sonores peuvent faire évoluer l’esthétique musicale de façon intéressante derrière Darnielle, le ton général des morceaux reste le même ; c’en est  un d’une consistance rare, et d’une intensité que n’atteignent beaucoup de musiques jouées plus fort. Rythmiques et mélodies souvent linéaires sont jouées avec conviction, dans des genres allant de la balade au piano, jusqu’à de sèches et féroces embardées dans un ronflement de guitare. Par-dessus, une voix magnétique, vaguement menaçante, qui raconte de véritables courts récits. Darnielle y mélange avec astuce des images de la vie que l’on vit avec celle que l’on aimerait vivre, renvoyant les fantasmes à leur abrupte réalité. Raconte les extrêmes, invente (sur Tallahassee, 2002) et reprend des personnages, ou encore raconte sa propre histoire (The Sunset Tree, 2006). Les talents de Darnielle se rapprochent de ceux d’un conteur, ce qui en fait naturellement un excellent songwriter. Il se compare à Rainer Maria Rilke, un poète qui capturait l’émotion seulement avec les mots. Certains d’entre eux, et parfois des phrases entières, se détachent des chansons de Darnielle ; que l’on soit anglophone ou non, certaines chansons provoquent un sentiment, et toutes suscitent le mystère.
Les Mountain Goats font preuve d’un sens rare d’allier qualité et quantité, faisant probablement d’eux le groupe de rock américain le plus fiable de ces dix dernières années. L’un de ses secrets est sans doute la fausse simplicité de sa formule ; la façon paisible dont il sollicite la personnalité de John Darnielle ; trouvant son équilibre dans la réinvention incessante mais tranquille. Il est encore en phase ascendante sur son dix-septième album, un peu plus lourd, plus noir, et, plus moderne  - dans un le sens qu’il évoque une époque où, si la musique rock avait existé, elle aurait eu cette qualité. De 1930, on serait encore en train de l’écouter aujourd’hui, car c’est une musique qui est meilleure à chaque écoute. Cette impression de pouvoir éclater la discographie des Mountain Goats en périodes distinctes s’accentue lorsqu’on se rend compte que ses disques sont souvent conceptuels, attachés d’une manière ou d’une autre à un lieu, à une époque. Enregistré en trio, All Eternal Decks se détache de cette formule pour ne reposer que sur les mots et la musique s’émancipe un peu plus, faisant participer Erik Rutan, du groupe de death-metal scandinave Hate Eternal.
Le chanteur va commencer au début des années 2000 avec Tallahassee, au sein du label prestigieux 4AD, à produire des disques au son parfaitement limpide. Si l’éthique lo-fi donnait à ses disques un charme particulier, elle ne correspondait plus à l’ambition grandissante de Darnielle, notamment en termes d’écriture. Il fallait qu’on puisse parfaitement  saisir les nuances de vulnérabilité et d’intensité en changement constant selon les titres. A l’instar de Blood on the Tracks (Bob Dylan, 1975), Tallahassee chroniquait des relations de couple difficiles, ici imaginaires, avec une sensibilité et une proximité capables de donner chair et consistance à l’oeuvre, comme s’il s’agissait d’un roman que vous ne lâcheriez pas jusqu’à la dernière page. We Shall All be Healed (2004), The Sunset Tree ou Heretic Pride (2008) continuent à nous passionner comme une suite de polars, marquants pour l’auditeur et faciles d’accès. Pour ceux qui aiment la musique simple et directe et l’écriture profonde et intense.

Aaron Neville et les Neville Brothers


 
A 70 ans, Aaron Neville semble inaltérable. Ses disques les plus récents – I Know i’ve Been Changed (2010, seul) ou Walkin in the Shadow of Life (2004, avec les Neville Brothers) révèle une voix et une personnalité parfaitement conservées. Consacrant une grande partie de ses forces à revisiter des classiques, les siens propres ou ceux qui l’ont élevé, il y excelle. Ce timbre falsetto, souvent comparé à celui du père de la soul, Sam Cooke, semble fait pour entretenir les passions révélées au détour d’un morceau populaire - auquel il ajoute une touche cajun ou créole ; d’un gospel – genre plein d’une force communicative sur lequel le chanteur va de plus en plus se reposer au cours de sa carrière. Il renouvelle sa déclaration d’amour à Dieu avec Devotion (2000) et Believe (2003). Son intérêt ira aussi à la musique country dans les années 1990, le faisant notamment échapper aux racines néo-orléanaises du rythm & blues dont il a hérité avec ses frères. Tattooed Heart (1995) et To Make Me Who i Am (1997) paraissaient à cette période. Mais se concentrer sur les derniers efforts de Aaron Neville serait oublier injustement la période d’accomplissement artistique total qu’il a traversée à la fin des années 60 et au début des années 70, souvent épaulé par Allen Toussaint.

La plupart de ses albums des années 60 furent écrits et arrangés par ce dernier. Il obtint en 1966 un hit avec Tell it Like it Is, une ballade luxuriante sur laquelle sa voix se révélait. C’était entendre une voix d’ange s’échapper d’un corps muni de bras énormes et d’un regard d’un noir d’encre, farouche. Une contradiction qui fait toute la beauté de l’âme que Aaron Neville a élevée pour lui-même, en dépit du fait que ses frères Art, Charles et Cyril étaient d’obédiences bien différentes de la sienne. Charles (saxophone) est bouddhiste. Art (l’ainé, au piano) et Cyril (le cadet, percussionniste et songwriter) ont pour principale religion la musique ; le second est le plus fiévreux, avec pour chose sacrée l’esprit de groupe et les causes sociales. Ensemble, Art et Cyril vont être recrutés comme musiciens de session par Allen Toussaint avant de se produire sous leur propre nom, The Meters. L’excellent combo funk se démonte après avoir accompagné les Wild Tchoupitoulas, un autre groupe néo-orléanais amené par leur oncle indien Big Chief Jolly, sur leur disque éponyme. Les Neville Brothers, le nom que se donnent les quatre frères réunis, démarrent en 1977. Le succès tarde à venir ; même l’excellent Fiyo on the Bayou (1981) ne se vend pas malgré un très bon accueil critique. Aaron Neville y chante des standards tels Mona Lisa et The Ten Commandments of Love, ainsi que Iko Iko et Brother John.    

Malgré l’apparition de Keith Richards, Jerry Garcia et Carlos Santana sur Uptown (1987), c’est avec Yellow Moon (1989) qu’ils obtiennent finalement le succès. Avec Daniel Lanois, producteur néo-orléanais réputé (qui a fait équipe avec Neil Young en 2010 pour Le Noise), ils font paraître le plus beau chapitre de leur histoire, vécue comme un éternel recommencement. Aussi pur qu’au premier jour, Aaron Neville entonne magnifiquement une chanson de Sam Cooke, A Change is Gonna Come. Le morceau titre et Sister Rosa sont deux gros succès sensuels et léchés. Intelligemment séquencé et sans temps morts, Yellow Moon nous embarque pour un voyage entre chien et loup, avec arrangements rythmiques solides et balades habitées. C’est Jah, le dieu du peuple éthiopien, qui est invité à se manifester ; mais il y a bien là tout un bal de présences, dieux, animaux et battants pour le droit aux hommes d’être égaux, autour de quatre frères plus soudés que jamais et qui atteignent le sommet de leur art. Dans les années qui suivent, Aaron Neville entretient deux carrières en parallèle ; en solo et en groupe. Ses disques solo, tels Warm Your Heart (1991) ne sont sas doute pas aussi bons, même si l’on trouve ça et là quelques gemmes que lui seul pouvait extraire (voir son interprétation de Ave Maria sur Warm Your Heart !). Comme nombre d’artistes néo-orléanais, sa carrière et sa foi ont été notamment réanimées par le désastre conséquent à l’ouragan Katrina. Bring it On Home…The Soul Classics reprend en bonne compagnie (Mavis Staples…) des titres tels Respect Yourself (Staples Singers), People Get Ready ou Let’s Stay Together. Aaron y fait ce qu’il a toujours le mieux entrepris : rassembler de ses forces, des airs qui peuvent le guider, lui et les gens qu’il aime. 

mardi 8 mars 2011

Pj Harvey - Let England Shake (2011)


Voir aussi la chronique de To Bring You My Love (1995)
Voir aussi la chronique de Black Hearted Love (2009) 


/Parution : février 2011
/Label : Island Records
/Genre : Rock alternatif
/A écouter : The Glorious land, The Words that Maketh Murder, Written on the Forehead

°°
//Qualités : soigné, engagé, audacieux


Le premier titre d’un disque de Polly Jean Harvey annonce toujours le contenu de l’album qu’il introduit. Le sentimental Oh My Lover sur Dry (1992) ; Rid of Me, sournoise complainte sur l’album sismique du même nom (1993), le blues théâtral de To Bring You My Love sur le sien (1995), le virage plus solitaire d’Angelene sur Is This Desire ? (1998), et cette ligne fabuleuse : « My name is Angelene/The prettiest mess you’ve ever seen ». L’aliéné Big Exit en ouverture de Stories From the City, Stories From the Sea. Sur celui-ci, qui lui a valu le Mercury Prize en 2000, Polly n’était plus elle-même, mais une personnalité extravertie à la nouvelle et excitante vie New Yorkaise, et aussi, comme en témoignent des apparitions à la télévision, la grossière imitation d’une star du show-business. L’expérience ne durera pas, avant qu’elle ne se sente en décalage. Thom Yorke (Radiohead), qui participe au disque, chantait sur Ok Computer (1997) : « For a minute there, i lost myself… » Bientôt, les titres de Stories From the City, Stories From the Sea ne seront plus joués en concert. L’album va conduire P.J. Harvey à une crise de créativité, et Uh Uh Her, en 2004, sera une belle façon d’en découdre. Listant par écrit les choses à faire ou à ne plus faire en studio (laquelle liste est reproduite dans le livret de l’album), Uh Uh Her, va être son disque le plus difficile. Au milieu, une minute de chant de mouettes ; la manière pour Harvey de signifier qu’elle ne sait plus vraiment comment continuer. Elle joue les prolongations sans pouvoir empêcher le sarcasme de gagner jusque dans les paroles de ses nouvelles chansons.
The Devil, sur White Chalk (2008), comme les introductions précédentes,  servait d’ambassadeur pour annoncer que Pj Harvey allait encore nous surprendre. Sur The Devil, en Harvey dévoilait sa « vraie » voix pour de bon, plus du tout intimidante mais au contraire presque chétive. La conviction demeurait pourtant intacte, et la concision faisait de Silence ou de Dear Darkness de petits joyaux encore enveloppés d’un charme où la flamme de la sauvagerie d’antan brillait tel un attachant souvenir. Puis il y a eu l’expérience remarquable A Woman a Man Walked By (2009), disque sur lequel Harvey a développé sa réflexion sur les différentes manières d’interpréter une chanson en fonction de la teneur de ses textes.
Aérien, éthéré, curieux, avec sa mélodie de xylophone, Let England Shake sonne à nos oreilles comme l’avaient fait tous ces premiers titres en leurs temps ; nouveau.
Disque à plusieurs dimensions, particulièrement pensé et écrit en amont, il faudra prêter au neuvième disque de Harvey huit ou dix écoutes avant de pleinement l’apprécier, mais il vous liera alors d’une manière nouvelle à la chanteuse et au monde citoyen dont elle se fait porte-parole. « Je me considère comme quelqu’un qui ne cesse de transmettre de l’espoir. Je veux dire, qu’est-ce qu’on aurait si on lâchait ça ? » Let England Shake véhicule ce sentiment crucial de manière plus directe que le faisaient tous les autres disques de Harvey, plutôt attachés à la sphère intime, et, jusqu’à l’extrême, à son corps. Ce corps servait de limite et de terrain d’expérimentation, prêtant à redéfinir la notion de pudeur. Elle se veut maintenant impersonnelle, universelle, plus fidèle aux racines et aux valeurs qu’elle ressent être les siennes. 
“Ce disque voyage à travers de nombreux pays, c’est ce que je voulais. Je recherchais la sensation d’avancer au travers de différentes époques, différents lieux, différents pays – que ce soit un voyage, qui n’aille nulle part en particulier. Bien que la route soit le son ; c’est un son très particulier qui est là tout au long du disque dans la façon dont sont racontées les histoires. » Ainsi, Let England Shake a beau, ostensiblement, évoquer la relation duale de la chanteuse avec son pays (« I live and die through England »), il explore des confins sonores qui ne s’arrêtent pas aux frontières, et raconte des batailles bien éloignées du giron familial de l’anglaise. Cela pour répondre à un besoin de partager ses sentiments dans un sublime échange de consciences. « Je voulais que les chansons soient suffisamment ouvertes pour que des gens d’autres pays puissent s’y retrouver. J’essayais de trouver les mots à chanter, d’un point de vue très humain, car c’est quelque chose que nous avons tous en commun. Nous avons tous cette relation d’amour et de haine vis-à-vis de la nation au sein de laquelle nous sommes nés. »
« J’ai toujours été inspirée par l’actualité, mais je ne me sentais pas posséder les mots justes pour tourner de telles choses en chansons et le faire bien.» Elle s’est lancée en misant plus que jamais sur la qualité de son écriture. « Parce que c’est seulement aujourd’hui que je maîtrise suffisamment la langue. Ca prend un long, long moment de trouver l’équilibre quand vous manipulez des sujets aussi lourds, qui disent vraiment quelque chose. J’ai 41 ans, j’ai écrit des chansons toute ma vie. Je travaille mon écriture chaque jour. J’étudie, je lis des livres, j’essaie et je m’améliore. Et je suis arrivée à un point ou j’ai suffisamment de confiance, et je pense que je peux commencer à utiliser ce genre de langage. Je ne l’envisageais pas jusque là. Et je ne voulais pas mal le faire. » Elle a longtemps étudié la grande histoire pour donner corps à Let England Shake. The Colour of the Earth évoque par exemple un épisode de la première guerre mondiale pendant lequel les deux camps tentèrent de prendre Istambul. All and Everyone partage des visions du D-Day. On Battleship Hill est une référence directe à la bataille de Chunuk Bair en 1915. Le disque met ainsi en relation des conflits symboliques et le présent, la seule façon, bien connue des historiens, de parvenir à comprendre et donc à influer sur le cours des choses actuelles. Mais ce qui intéresse Harvey, iconoclaste notoire, se sont moins les choses que les gens – elle a bien compris que seul l’amour de notre prochain peut nous rendre libre. 
Les personnages y sont diffus, déjà prêts à disparaître ; ce Bobby, sur le morceau-titre - dont la mélodie est inspirée du titre Istambul (Not Constantinople) par Jimmy Kennedy et Nat Simon -, apparaît au détour d’un vers comme un damné, portant les mots qui vont suivre à un autre niveau de désolation. Il y a toujours des vies humaines en jeu derrière les tableaux de conflits et leur résolution. Les échantillons et les chœurs apportent une autre dimension à l’ensemble. Pj Harvey n’a jamais utilisé de tels chœurs masculins (dus à ses compagnons de toujours John Parish et Mick Harvey) de manière aussi proéminente ; ils prennent des allures d’incantation inquiétante sur The Words That Maketh Murder, entrent dans un jeu de question/réponse ascendant sur The Glorious Land : “What is the glorious fruit of our land? / Its fruit is deformed children!”. Dans ces moments précieux, ce retour à la terre et à l’individu, une situation d’urgence est créée. The Glorious Land est fabuleux car c’est l’instant où le message de Pj Harvey se généralise, et interroge notre volonté de ne plus se laisser aliéner. Les chansons n’appartiennent plus tant à la chanteuse qu’à tout le monde. Des extraits d’un titre de Said El Kurdi (England)Written on the Forehead) ou Winston Niney Holness ( garantissent que Let England Shake, si vous en doutiez, est différent de tout ce que vous avez entendu de Polly Harvey jusqu’à aujourd’hui.
Le fond et la forme trouvent sur le disque une harmonie rare. Polly s’adresse à nos âmes de citoyens, prenant délibérément une voix neutre. Elle a créé des chants destinés à être repris sur tous les terrains, par les corps meurtris après le combat, par tous ceux qui se reconnaissent dans son engagement pour la liberté. Sur d’anciennes terres luxuriantes labourées par la guerre, sur tous les champs de ruines que laisse notre époque, ici et maintenant, à l’heure où elle prononce ces mots. « J’avais besoin de trouver un moyen de raconter, de bien le faire. […] La personne qui racontait les histoires devait avoir la bonne voix […] Ca a pris un assez long moment pour trouver comment chanter ces chansons. […] J’ai d’abord écrit les paroles… Pendant environ deux ans, je n’ai fait qu’écrire les paroles. » C’était un travail de rigueur et de patience, afin de formuler les messages  les plus concrets et actuels de manière presque intemporelle. « C’était très important d’équilibrer la balance. Je savais que je ne voulais pas que ça devienne dogmatique ou prétentieux, et je voulais les laisser [les textes] grand ouverts à l’interprétation. J’ai commencé par chanter ces textes pendant un long moment, jusqu’à ce que la mélodie se révèle d’elle-même. Je savais que je voulais un son assez entraînant […] Pendant longtemps j’ai seulement chanté à cappella ». Une façon de procéder qui donne une grande liberté de ton au disque, sur On Battleship Hill ou England surtout. Souvent, la pureté et la féminité de la voix crée une harmonie étrange avec la musique qui l’accompagne, ce qui insuffle une vie et un relief plus vrais que nature au résultat. Donner l’impression d’une disharmonie pour créer une œuvre plus forte est une habitude d’Harvey. Sa musique est empirique et globale.

« J’ai pensé à la musique militaire, et la musique folk traditionnelle, quand elle vise à inciter les jeunes hommes à aller à la guerre. […] Mais ici c’est légèrement différent : je voulais inciter les gens à s’exprimer.» Si Let England Shake est radieux comme une pucelle récitant des chants populaires sur les décombres d’une civilisation, il est inévitablement sombre. Sans hystérie, Harvey emploie les mots qui décrivent au plus près les visions propres aux guerres, où le maelstrom des corps mutilés donne un aperçu de l’Apocalypse et où la raison se fait fragile. Elle est comme la narratrice d’un genre de Barry Lindon, proposant plusieurs visages, de la fierté au désarroi. Le message est insistant, Harvey  laisse transparaître l’une de ses qualités innées, cette aptitude à utiliser l’obsession comme levier de la narration.
Au fond d’elle, une colère tenace. Quant un journaliste de Mojo Magazine lui demandait ce qui avait changé, elle répondait : «Evidemment, de vieillir. Et de devenir de plus en plus en colère face à ce qui se passe dans le monde : se sentir si impuissante, comme si la voix m’était confisquée – nous était confisquée. Aucun gouvernement n’écoute ce que les gens disent. Et il y a cet hideux laisser-aller autour de nous, et la façon dont tout est devenu motivé par l’argent, au point où tout se dissout ; tout ce qui a une qualité et un sens. » Et il y a Harold Pinter, ce provocateur censuré, dont Polly Harvey a marqué une page : « On les a réduits en purée de merde/Il la bouffent… On leur a explosé les boules en débris de poussière… On l’a fait/Maintenant je veux que tu viennes et me baises la bouche ». Harvey est pourtant passée outre la provocation sauvage de ses premiers disques ; même si elle nous avait déjà à ses côtés, séduits par sa volonté contagieuse, nous partageons encore plus naturellement ses convictions de citoyenne.
Comme Let England Shake est une œuvre un peu particulière, Pj Harvey se comportera en conséquence à sa sortie. « J’ai joué ma partie. Je ne ressens pas le besoin d’expliquer mes intentions derrière quoi que ce soit”. Les chansons doivent battre de leurs propres ailes. Cela, elle le fait encore ressentir dans les concerts qui lui permettent de défendre le disque. Une heure et demie durant, l’allumeuse notoire des foules (en combinaison rose si l’on revient en 1995), coiffée et vêtue comme la reine d’un empire en perdition, restera détachée de son audience, ne commençant à s’exprimer qu’au moment du rappel - qui lui permet de choisir des titres symboliques de ce qu’elle cherche à exprimer plus particulièrement aujourd’hui. Silence, Meet ze Monsta… Quant aux nouvelles chansons, elle considère à raison qu’elles parlent d’elles-mêmes ; le silence qui les accompagne est palpable comme l’élégance des poètes anglais. Comme pour eux, c’est la force d’évocation de ses racines celtes qui triomphera au final ; après maints égarements délicieux, Pj Harvey est rentrée vivre chez elle, dans le Dorset ; et Let England Shake a pris corps à quelques pas de son domicile, dans une charmante église.

vendredi 4 mars 2011

Eleven - Awake in a Dream (1991)


Alain Johannes a publié en 2010 un disque solo, Spark, « étincelle », en hommage à sa compagne, Natasha Schneider, disparue en 2008, et au souvenir de leur aventure musicale commune unique et poignante au travers des années 1990, un groupe baptisé Eleven et élevé loin des médias, dans l’œil d’une scène pourtant courue par des mastodontes tels Pearl Jam, Soundgarden les Red Hot Chili Peppers. A la fin des années 80, Alain Johannes est contraint d’abandonner successivement ses groupes de jeunesse dont les musiciens talentueux rejoignent un par un les Red Hot Chli Peppers. Il fait la connaissance de Natasha Schneider, avec laquelle ils forment le duo Walk the Moon et commencent à explorer les possibilités de songwriting, puis forment au début des années 90 Eleven en compagnie du batteur Jack Irons, de retour des Red Hot. C’est le début d’une aventure fascinante, dont la noblesse repose sur l’intensité et le talent éclatant de Natasha et d’Alain. Elle, d’origine Russe, joue du piano ainsi que divers types de synthétiseurs, et de la basse – elle est gauchère – avec une précision superbe. Surtout, elle a cette voix à la puissance inattendue, extraordinaire, le coffre d’une chanteuse de soul et la hargne propice au rock. En outre, elle n’en abuse jamais. Malheureusement récemment disparue aux suites d’un cancer en 2008 à 52 ans – elle laisse derrière elle un travail capable de susciter toutes les passions, un professionnalisme qui forçait le respect et les amitiés. 

Le hasard qui a réuni Johannes et Schneider est une chose précieuse pour la musique de ces vingt dernières années. La voix de Johannes, à l’émotion virtuose a une qualité hors du temps, et entendre les deux chanter ensemble est unique. Ils se portèrent beaucoup d’amour, furent dédiés l’un à l’autre avec une même soif de création. Spark prouve que rien n’est terminé, que l’esprit d’exigence mélodique et instrumentale qui sous-tendait Eleven existe encore, bien que l’épopée discographique du groupe ait cessée après cinq albums avec The Howling Book en 2003. Awake in a Dream est le premier disque de Eleven paru en 1991, et c’est déjà bien davantage qu’un coup d’essai. Il a une place un peu à part dans le cheminement artistique de la formation, parce qu’il contient quelques morceaux de pop surprenante et funky, en comparaison avec le disque éponyme qui viendra juste après. All Together en premier lieu, qui est une bonne introduction du groupe par lui-même, sans pour autant représenter la plus intéressante facette de sa musicalité. « The air needs a change/And the spirit of creation/Is the motion we choose ». Cela sonnait comme un pacte, un acte fort et humain pour essayer de rendre, à leur échelle, le monde meilleur. C’est une autre ligne qui aurait du leur apporter l’humble gloire qu’ils méritaient, sur Rainbow’s End, le titre le plus remarquable du disque : « Deep in the garden of love/There is a single little ray of hope/It splits into seven, pointing to heaven ». Avant que le romantisme noir et gothique ne gagne Johannes et Schneider, Eleven était bariolé. 

Diverses sources musicales ont nourri le groupe. C’est le funk de Sly & the Family Stone, Ike & Tina Turner ou Stevie Wonder (l’irrésistible Flying), la volonté généreux et heureux. C’est pourtant la gravité et l’urgence à agir qui est exprimée. Les bribes de poésie et les références littéraires disséminées ça et là paraissent complètement désintéressées, toujours laissées à la compréhension de l’auditeur. « Ever loud you hear the voice of reason/Oh, pleading for you to wait/But to wait might be late”. “I wanna see no back/turned on every bit of hope”. C’est un groupe dont la bonne foi a peut-être freiné le succès. Eleven profite aussi largement du travail de Jack Irons, manifestement inspiré par John Bonham (Led Zeppelin), à la batterie. C’est évident Break the Spell, Before your Eyes (qui se termine sur un solo dégénérescent inspiré de Moby Dick, sur Down, et bien sûr au moment du riff énorme et lent servi comme post-scriptum par Message to You. Puissant et fun, Awake in a Dream est un disque qui suscite le bonheur. Malgré la qualité de plus en plus dantesque du travail de ce groupe méconnu au fil des années, cette première étape ne mérite pas d’être ignorée. Plus que la seule inspiration, c’est le manifeste d’un trio d’amis avec l’espoir comme idéal d’expression ; cette étincelle qui devrait briller dans toutes les musiques.


Parution : 1991
Label : Morgan Creek
Genre : Rock alternatif
A écouter : Rainbow's End, Flying, Message to You

Note : 6.75/10
Qualités : Puissant, Funky, Heureux
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